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Exergue n° 152

 

 

 

« […] talon (d’Achille : point faible d’une personne), talure, tamarau (buffle des Philippines), tambouriner, tampon (petite masse dure qui sert à empêcher l’écoulement d’un liquide, tampons hygiéniques, introduits dans le vagin pendant les règles), tangente, tangible, tango, tanguer, tank, tannique, tantale, tante, tantrique (sexe, sexe, sexe, sexe), tapageur, tapas, tapoter, tarte, tartre, tatouage, tatouer, tautologie (répétition inutile de la même idée sous une autre forme), taverne, taxidermiste, tchador, teint, télédirection, télémétrie, téléshakespearien, téléspectateur, télésurveillance, téléviseur […], tension (état d’excitation, d’impatience, effort ou exaltation), tentant, tentation, tente, tenter, terrasse, terre-plein, terreur, terreur, territoire, territorialité, terroir, terrorisme, terroriste, testament, testiculaire, testicule, tétanie, tétanos, tête-de-nègre, téter, tétine, téton, tétragramme, tétrarchie, tétrarque, tétrode, texte, textile, texturer, textuel, texturiser, thanatologie, théâtral, théâtralité, théâtre, théière, théocratie, théocratique, théologie […]. Le langage est une sorte d’obscurité tremblante : c’est pour cela que les lettres sont noires et en mouvement. Le Dictionnaire s’efforce de domestiquer cette obscurité ingouvernable, il nous offre, sous forme de liste, la majorité des mots qui composent une langue, enlevés à leur obscurité originelle. C’est pour cela que les pages du Dictionnaire sont blanches. Le noir, c’est le langage, le blanc, c’est le Dictionnaire qui sauve provisoirement, en les ordonnant, les mots de la folie abyssale dans laquelle ils résident. Le Dictionnaire, c’est l’autel blanc sur lequel nous sacrifions le langage noir ; comme il est de nature infinie, comme le corps du Christ, nous devons nous contenter d’un fragment, d’une synecdoque. […] Le corps du langage, mort pour nous au cours de la Seule Guerre Nucléaire. Comment décrire les méga-champignons qui ont détruit ma maison ? Heureusement qu’il faisait nuit noire. Heureusement que ce n’était pas ma maison. Ou pas vraiment. Peut-être que les pages devraient être noires et les mots blancs : cela signifierait que le langage est lumière, pure lumière, le bien et la vérité et l’amour des anciens. »

Jorge Carrión, Ceux du futur, Le Seuil, 2017, p.


 
 

Natacha Israël

07/10/2017



Dans le bunker, après la fin du monde, la seule lecture de l’un des derniers hommes est le Dictionnaire. Ce Dictionnaire du futur, envisagé comme un livre qu’on lirait de la première à la dernière page, n’est pas une lecture transitionnelle. À cause de l’absence de transition – entre tampon et tangente, tartre et tatouage, etc. Certes, on reconnaîtra la familiarité, le bon rapport de voisinage, entre tango et tanguer, tchador et teint, et le contraste entre tempérer et tempête, puis on se laissera aller à imaginer un début, juste un petit bout d’histoire à partir des mots téléshakespearien et terrorisme (variante : taxidermiste et taverne) ou l’on jouera à écrire une pièce de théâtre dont l’intrigue tournerait autour d’une théière. On réinventera alors un peu, ou peu à peu, la littérature au fond du bunker. Pourtant, la lecture de ces mots enchaînés sans transition, sans signification générale, m’est d’abord pénible. Les définitions du dictionnaire ne constituent pas un récit cohérent. Je viens chercher la définition d’un mot, d’un autre, parce qu’elle m’échappe, parce que je l’ignore, parce que cette absence troue le cours de mes propres pensées, trouble le fil d’une autre lecture, d’un travail d’écriture, j’en passe, parce qu’il faut compléter, réparer, tisser (le sens en tout premier lieu). Imaginer que le Dictionnaire soit, non plus la ressource qui permet la lecture, l’écriture, l’expression, la conversation, plus largement la compréhension, mais la seule ressource de lecture, c’est imaginer la fin des transitions… et leur possible recommencement.

Le dernier Homme est, ici, le dernier Humaniste et il est aussi, non un post-humain mais post-Humaniste… Il est le contemporain des champignons atomiques et du Dictionnaire qui sauve les mots de la folie d’un langage détruit (détruit, bien sûr, avant la Seule Guerre Nucléaire). Il voudrait des lettres blanches sur un fond noir, comme sur un écran d’ordinateur : c’est un geek !

S’ancrer dans le Dictionnaire fragment-du-corps-christique ou fragment du corps mystique du Langage dispersé par le nuage radioactif, est-ce encore s’ancrer dans la Terre, dans la métaphore de la Terre, dans la métaphore ? Il y a des métaphores dans le dictionnaire ; c’est une maison plus accueillante et plus familière que le bunker, plus accueillante et plus familière que la clairière (de l’Être, etc.) ; c’est notre maison plutôt que la maison du Langage ; c’est une lumière dans l’obscurité, non parce que le langage noir y est sacrifié et les mots enchaînés sans transition pour y être purifiés, mais parce que c’est la promesse de la métaphore, d’un théâtre trompeur, de trois trafiquants de théières dans un tripot ou d’un testament téléshakespearien tournant tout autour de la Terre.

 

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