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Exergue n° 141

 

 

 

« Pendant presque deux ans, à peu près tous les jeudis matin, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, ces filles sont venues chez moi, et j’ai pratiquement toujours ressenti la même chose en les voyant passer de l’ombre des voiles et des longues robes obligatoires à l’éclat de la couleur. Quand mes étudiantes entraient dans cette pièce, elles n’enlevaient pas seulement leurs foulards et leurs robes. Petit à petit, chacune se dessinait, reprenait forme, retrouvait son inimitable personnalité. Le monde que nous avons construit dans ce salon, avec les monts Elburz qui se profilaient dans l’encadrement de la fenêtre, devint un sanctuaire, un véritable univers qui narguait à lui seul la réalité des timides visages encadrés de noir qu’on voyait dans les rues.

Le séminaire avait pour thème les rapports de la fiction et de la réalité. Nous lisions les classiques persans, comme les Mille et Une Nuits de Shéhérazade, notre dame de la fiction, et ceux de la littérature occidentale, Orgueil et préjugés, Madame Bovary, Daisy Miller, L’Hiver du doyen, et, bien sûr, Lolita. Et tandis que j’écris le titre de chacun de ces livres, les souvenirs entrent en tournoyant avec le vent et troublent le calme de ce jour d’automne dans une autre maison, de l’autre côté des mers.

Ici et maintenant, au sein de cet autre monde auquel nos discussions se référaient souvent, je m’assieds et je m’imagine avec mes étudiantes, en train de lire Lolita dans une pièce trompeusement ensoleillée, à Téhéran. Mais pour reprendre les mots d’Humbert Humbert, le poète et criminel héros de Lolita, j’ai besoin que toi, lecteur, tu nous imagines, car autrement nous n’existerons pas. Contre la tyrannie du temps et de la politique, imagine-nous comme nous-mêmes n’osions pas le faire : dans nos instants les plus intimes, les plus secrets, dans les circonstances de la vie les plus extraordinairement ordinaires, en train d’écouter de la musique, de tomber amoureuses, de descendre une rue ombragée, ou de lire Lolita à Téhéran sous la révolution. Et imagine-nous ensuite quand tout cela nous fut enlevé, interdit, arraché. »

Azar Nafisi, Lire Lolita à Téhéran [2003], trad. Marie-Hélène Dumas, Plon, 2004.


 
 

Michèle Rosellini

11/02/2017



Ce récit évoque avec discrétion les circonstances historiques qui fondent son existence : la révolution islamique en Iran qui a contraint Azar Nafisi à démissionner de l’université Allameh Tabatabai à Téhéran où elle enseignait la littérature anglo-américaine ; la résistance sourde qu’elle a menée pendant deux années en réunissant clandestinement chez elle un petit groupe d’étudiantes pour lire et commenter des œuvres interdites ; l’émigration aux États-Unis où elle enseigne aujourd’hui. Mais s’il nous touche particulièrement, c’est qu’il condense les fonctions transitionnelles assumées par la littérature en temps de crise.

L’entrée des étudiantes dans le salon où se tient tous les jeudis le séminaire offre le tableau d’une transition de l’ombre à la lumière. Dépouillées de la tunique et du voile noirs qui les vouent à n’être que des silhouettes identiques, les jeunes femmes réintègrent leurs corps propres, que dessinent et distinguent les vives couleurs de leurs vêtements, révélatrices de leurs goûts individuels et signes d’une résistance solidaire à l’ordre imposé. Dans cet espace transitionnel, les subjectivités individuelles peuvent émerger au sein d’une collectivité protectrice et la lecture de fictions littéraires communique avec l’expérience du monde. Le thème du séminaire – « les rapports de la fiction et de la réalité » – nous incite à voir dans les récits fictifs mentionnés une congruence particulière de leurs sujets à la situation réelle des femmes sous la République islamique d’Iran, qui ne se résume pas à la privation de libertés, mais impose le renoncement à toute « forme » individuelle – forme d’intériorité comme forme de vie. Leur choix semble inviter les lectrices à s’identifier aux héroïnes, toutes amenées à négocier leur survie ou leur liberté dans des conditions de domination qui ne leur laissent a priori aucune chance. Si Shéhérazade est choisie comme guide de cette exploration, n’est-ce pas parce qu’elle a réussi à briser le cycle de la violence non par la force mais par l’intelligence et l’imagination en imposant au tyran les termes d’un nouveau contrat ? Lolita, en revanche, en est l’héroïne car – comme les femmes iraniennes vouées par le nouveau régime au mariage dès 9 ans et à la réclusion le restant de leur vie – elle est réduite à n’être que le rêve d’un autre.

Mais ce n’est pas ce rapport allégorique que d’une séance à l’autre les participantes du séminaire s’emploient à tisser avec les textes de fiction. Comme le suggère l’aura sensible que la narratrice prête aux titres des livres, il s’agit de vivre la lecture comme une expérience. Qu’est-ce qui est à expérimenter dans la mise en rapport d’une fiction écrite avec une réalité vécue ? La manière dont leur éclairage réciproque en modifie la perception : le roman se colore des projections intimes des lectrices tandis que leur vie intérieure, affadie par les exigences de conformité auxquelles elles sont soumises, reprend forme et couleur dans l’exercice subjectif de la lecture. La lecture est en soi un espace transitionnel : subjectivement investi et objectivé par l’échange conversationnel qui l’accompagne et la soutient.

Pourquoi alors en appeler au lecteur, au concours d’un tiers lecteur pour donner consistance à l’expérience, puisqu’elle a été vécue pleinement comme telle ? Peut-être parce que sa puissance de transformation intérieure ne peut être totalement assumée par les sujets que si elle est soutenue par sa visibilité extérieure. Il faut « oser » s’imaginer soi-même suggère la formule négative de la narratrice (« comme nous n’osions nous imaginer nous-mêmes »), et cette image de soi est sans doute plus tangible si elle est renvoyée par l’autre. Le lecteur doit incarner l’extériorité dont sont privées les existences recluses de ses étudiantes. Il attestera à la fois la banalité – et donc la légitimité essentielle – des moments de liberté transitoire que s’accordent les jeunes femmes iraniennes, et leur tragique précarité en situation d’oppression. On comprend ainsi la nécessité pour cette enseignante, si peu distincte de ses étudiantes dans l’exercice d’une solidarité interprétative, de recréer par l’écriture et la publication du livre le cadre extérieur garant de la transmission, que nous trouvons, en démocratie, dans l’institution universitaire et l’ensemble de la société. Telle est la troisième fonction transitionnelle de la littérature, la plus évidente et la plus banale, mais ici intensifiée par son usage compensatoire de la précarité d’une pratique sociale clandestine.