Exergue n° 134

 

 

 

 « “Naïf”, nativus : l’amour de Montaigne pour ce mot et son dégoût corollaire pour l’artifice nous portent au cœur de la notion d’estrangement. Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle. »

Carlo Ginzburg, À distance. Neufs essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 26.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

22/10/2016



— Mais c’est une feinte !

— Pas du tout. Dans la feinte, on sait ce qu’on cherche, on a une cible, on veut tromper. Mon auditeur, mon interlocuteur ou mon lecteur doit tomber dans un piège : il me quittera avec le sentiment d’avoir rencontré un être crédule, voire ignorant. J’ai détourné son attention : désormais, ayant sur lui une longueur d’avance, je peux le mener où il me plaît de le mener.

— Et ça, ça ne serait pas très transitionnel !

— Pas très ! Mais attention : « Transitions », si vous demandiez à chacun une définition, vous tomberiez sur une collection de différences. Ou plutôt, sur une oscillation. Voilà : quelque chose doit seulement se mettre à bouger. Seulement bouger – mais radicalement ! Bouger pour secouer les places fixes, les slogans, les poncifs, les autorités, les discours à la mode...

— Pffft... Vous me décevez beaucoup... J’ai l’impression d’entendre la doxa politico-littéraire des années 60, et 70, et 80. Allez, on peut même aller jusqu’aux années 90...

— Oui, oui, je suis d’accord, et ça dure encore. C’est même pour ça que c’est devenu si difficile de parler. Transgresser, subvertir : le nec plus ultra en matière de slogan devenu poncif ! Par réaction, on voit bien ce qui nous tombe dessus : un moralisme étroit, panique, parfois mou, parfois sanglant, et toujours terriblement autoritaire. Et notez bien ceci : les deux partis évitent les mêmes cases : les cases « désarroi » et « hésitation » ; et leur cousine : la case « étonnement ».

C’est là que cette affaire de naïveté devient franchement intéressante. Dans l’estrangement, c’est moi-même que j’expose au risque. Je deviens un peu incognito. Je me fonds dans la masse, mais pour ressentir et m’étonner. Je prends sa détresse, ou plutôt ses détresses, j’épouse ses passions, je les enfile (d’ailleurs, je suis comme elle)... Mais je m’étonne et m’inconforte. Je m’expose aux discordances, à toutes les discordances (c’est ma morale provisoire !). J’ignore encore ce que je vais saisir, ni ce qui va surgir. Je comprends moins : je me dépouille, pour rester au contact. Je tends la main et tâtonne.

— Des mots !

— Essayez...