Exergue n° 133

 

 

 

« Petit, il m’avait tout appris. Toujours en avance sur le goût. Chez mes parents, où il n’y avait presque pas un livre, sinon le Prix Goncourt et quelques offres de France Loisirs, je regardais la télé. Faber m’a appris que la littérature existait, il m’a arraché aux séries du mercredi après-midi. Le temps que je découvre les grands classiques scolaires, il riait déjà de moi en lisant Sade, Bataille, Artaud. Je suis venu à la subversion, et il a déclaré que c’était de la branlette de curé. Finis la mort, le mal, le sexe, il voulait l’écriture par l’écriture. Les Éditions de Minuit. Lorsque je suis arrivé à Beckett, il m’avait déjà pris à revers par Joyce : l’encyclopédie plutôt que le ressassement. Six mois après, il ne jurait que par la culture populaire, la science-fiction, le policier. Je me suis accroché à Silverberg ou à Westlake, j’ai lu de tout, toujours avec un train de retard. Mais il a fallu aller au cinéma. En seconde, il a renié l’histoire officielle du septième art pour regarder du giallo et des films de zombies. Je commençais à peine à découvrir Fulci ou Bava qu’il avait compris que le cinéma était mort. Désormais ce qu’il fallait regarder, c’était des séries télé. »

Tristan Garcia, Faber. Le destructeur, Gallimard, 2013, p. 57.

 
 


Lise Forment

08/10/2016

 

Le modèle de lecteur qu’incarne Faber le destructeur nous est familier. Il rappelle des souvenirs d’enfance, des admirations et des jalousies ; le rythme de ses engouements et revirements scande notre course endiablée pour ne rien manquer de ce qu’il faut connaître ; son ironie violente mime les injonctions mondaines dont bruissent les colonnes des magazines et les murs de l’université ; ses pointes railleuses font aussi écho à cette petite voix intérieure qui peu à peu mine nos plaisirs, les tourne en dérision et renvoie nos anciens désirs parmi les ridicules et haïssables arrière-gardes.

Dans le roman de Tristan Garcia, Basile, l’ami fasciné, rattrape les wagons et devient professeur de français : amateur fervent de pop culture, il poursuit cette quête effrénée. Faber, au contraire, choisit de sauter du train, ou plutôt de le saboter : « autant rester sur place, et laisser filer la culture, laisser filer l’Histoire parce qu’elle ne va nulle part ». L’un croit trouver son salut en courant sans cesse devant son temps ; l’autre, devenu « invisible », ne croit plus au salut, ni au temps ni aux livres.

Face à ces deux voies de l’avant-gardisme (vertiges de la mode ou vertiges du néant), quelle temporalité rêver pour et par nos lectures ? D’aucuns, mélancoliques, se contenteraient volontiers de rebrousser chemin, revenant bon train au plaisir des « grands classiques scolaires ». Barthes, commentant un de ses haïkus fétiches :

Lune d’automne
Alors j’ouvrirai sur le pupitre
Des textes anciens
(Buson, Kikou Yamata).

C’est un fantasme que je connais bien, qui est de travailler des textes classiques (sans l’agression de la modernité), au chaud, l’hiver. Mais ce n’est pas forcément très facile à faire. (La Préparation du roman, p. 96)

Non, ce n’est vraiment pas facile à faire. Car Barthes lui-même, et tous les Basile-Faber qui ont fait l’avant-garde parfois si peu transitionnelle du siècle passé ne peuvent être réduits à des errements de l’histoire, à une parenthèse aventureuse qu’il faudrait vite refermer pour se réfugier dans une retraite rustique et nostalgique. Eux-mêmes, déjà, ont travaillé, comme le bois du pupitre sur lequel on ouvre les textes anciens.

Parions donc qu’il y a des manières plus désirables de lire qu’avec, devant ou contre son temps : à la fois en avance et en retard, dans l’urgence et en suspens – « en alerte de la merveille » passée, présente ou future. Gardons un œil dans le rétroviseur, l’autre dans la lunette astronomique ; jouissons du Soleil noir, goûtons la lune d’automne.