Abécédaire

 
 Paysage n° 2
 
 


Carlo Brio

18/04/2015

« Paysage », en japonais, se dit « montagne-eau » ; et de fait, quand on songe à un paysage, on voit des tableaux : montagnes, fleuves, arbres ; mais aussi les plaines, les dunes, les falaises ; tout ce qui, contre l’horizon, s’étale en remplissant la vue. Et si le mot « vent » arrête, en quatre lettres, le vent, qui, par définition, souffle et qui, par constitution, ne s’arrête que pour laisser place au mot « calme », le mot « paysage » arrête en revanche quelque chose qui n’est figé que dans ses lettres, donnant l’illusion qu’on peut revenir sur les mêmes lieux pour le retrouver : c’est pourquoi, peut-être, on vend, aux quatre coins du monde, les vues du golfe de Naples, des Highlands écossais, des canyons américains, ou encore l’arrivée par bateau sur la baie de New York.

Aux yeux d’une mouche, ou d’un papillon qui en une seconde plie huit mille fois ses ailes, l’homme qui marche est d’une lenteur côtoyant la fixité : c’est ainsi qu’aux yeux humains une « montagne-eau » est égale à elle-même. Mais un paysage n’est pas immobile, étant d’abord dépendant de la lumière : ce qu’on voit le matin n’est pas le soir, un nuage couvre le soleil, et la face du monde change. Le paysage est une transition perpétuelle qui nous rend dupes par l’illusion d’un passage du même au même certifiée par la mémoire qui toujours tisse une familiarité. Seules les constructions, caduques (car humaines, mais aussi animales : les digues, les nids, les fourmilières, les ruches), soulignent plus aisément, avec la trace que laissent les ruines, ou les photos prises à des années de distance, que le paysage n’est pas transi dans la glace d’un miroir impérissable.

Certains peintres peuvent aider à sortir du sortilège : certains cieux anglais, les séries impressionnistes, quelques tableaux futuristes nous renvoient une illusion de second degré, le tableau, qui essaie de dévoiler la première, l’illusion selon laquelle le paysage ne bouge pas : les taches crispées des couleurs et des lignes disent que le paysage imprimé sur la toile n’est qu’un moment, n’est que mouvement, la transition d’une lumière à l’autre et d’un point de vue à un autre. Le paysage en tant que tel n’existe pas, il sort d’une collaboration et d’une respiration. Il figure souvent à l’arrière-plan de la vie humaine comme un décor, alors qu’il est plutôt la conséquence d’une forme de vie. Deux lignes directrices se croisent pour le créer : celle de l’œil, celle de l’horizon, la première se projetant dans le lointain, la deuxième demeurant dans le plus lointain. Le paysage est donc construction visuelle aménagée par la perspective. D’un coté l’œil embrasse ce qui s’offre à lui jusqu’à sa lisière, l’horizon, qui, de l’autre, cache ce qui est au-delà. Le paysage est à la fois une scène et une coulisse, un entracte, où une idée de vie a été fabriquée et rêvée. C’est pour cela qu’existe un jardin japonais organisé seulement avec des pierres et du gravier : les pierres sont des montagnes, les creux entre elles, de l’eau, l’ensemble, selon un souci d’asymétrie, un paysage devant la maison.

Ainsi l’on peut dire aussi qu’un visage, somme des transitions, est un paysage, le visage d’un pays, le pays d’un visage, et que celui de l’aimé-e est la collaboration entre l’œil de qui aime et l’horizon de l’autre, créé dans le feu de la vision qu’on appelle amour, amitié, communion.