Abécédaire

 
 Mouche n° 1
 
 


Hall Bjørnstad

21/03/2015

Absentes de l’œuvre de Racine, les mouches sont très rares chez Corneille, où elles ne se rencontrent qu’au passage dans deux comédies, et même là c’est seulement le mot et non la chose qui se présente. Chez Pascal, pourtant, c’est la chose elle-même qui sert à l’expression d’un nouveau tragique tout aussi moderne qu’absurde. Si l’homme est la créature dont l’essence se définit par son ouverture à l’accident, s’il est, comme Pascal le dit au début de son analyse du divertissement, essentiellement « sujet à être troublé par mille accidents » (fr. 165, éd. Sellier), la mouche devient le corrélat objectif de cette condition. La sagesse proverbiale le savait depuis longtemps : tendres aux mouches, si facilement piqués par une mouche, nous passons notre temps à faire d’une mouche un éléphant, à quereller sur un pied de mouche, à gober des mouches. Car il n’en faut qu’une pour nous amuser. C’est dans cet amusement que réside pour Pascal « la puissance des mouches » : « elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps » (fr. 56).  Et c’est à la rencontre du « souverain juge » que la mouche révèle son importance décisive : « Ne vous étonnez point, s'il [le souverain juge] ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles. C'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. » (fr. 81) Une mouche suffit. Elle est le corrélat objectif de l’impossible réalisation du désir humain d’indépendance. Le grain de sable qui interrompt la machine de la modernité.

Mais les choses se compliquent. Car la mouche est aussi ce je-ne-sais-quoi qui séduit et rend la beauté parfaite par son imperfection même. Grain de beauté dont Pascal aussi bien confirme l’efficacité que dénonce la vanité en déplaçant l’attention vers le nez de Cléopâtre.

Pire encore : avec la modernité, c’est Pascal qui devient la mouche, notre mouche, l’espion qui fait la mouche en nous suivant pas à pas, tous nos pas, marquant notre piste au coin de toutes les rues où nous passons, une fine mouche, un maître mouche, prêt à nous attraper à tout moment, nous rappelant à travers le corrélat objectif de la mouche l’insignifiance de nos vies et de nos projets. Une mouche qui a besoin de l’aide de Wittgenstein pour sortir de la bouteille où elle est coincée.