Abécédaire

 
 Kamikaze
 
 


Hélène Merlin-Kajman

28/02/2015

Le kamikaze fonce sur sa cible et se tue pour la tuer, la tue en se tuant. Aucune audace, aucun courage, aucun héroïsme ne le guide : obéissant aux ordres, il tue peut-être avec répugnance et se suicide sûrement avec terreur. D’autant qu’à la vérité, l’Histoire rapporte que s’il mourait presque toujours, il tuait plutôt rarement.

Avant de partir, il devait cérémoniellement prononcer la consécration de son acte. Sans doute arrivait-il qu’il ressemblât à l’Horace de Corneille, exalté à l’idée de « mourir pour la patrie » ; ou, plus dubitatif mais encore serein, à Curiace. Mais les historiens sont formels : interchangeables, anonymes, les kamikazes japonais fonctionnaient comme des leviers dont l’armée disposait ; et ils le savaient. Ils allaient à la mort comme on va à l’abattoir – l’abattoir de l’honneur.

Il est étrange que dans la vie ordinaire, nous regardions non sans tendresse ni même admiration le kamikaze par métaphore. Nous ne pensons guère à sa cible – il la rate comme la rataient la plupart des kamikazes historiques. Nous sommes sensibles aux risques qu’il prend, déplorant volontiers qu’il ne sache pas mieux diriger ses qualités de courage. Le kamikaze brûle les étapes et va droit au but, un but qui ne menace personne sinon lui. Tout son problème est qu’il ne sait pas bien ajuster ses moyens à sa fin : c’est lui-même qu’il prend pour moyen, un moyen forcément disproportionné. Mais dans cette maladresse suicidaire dont nous sommes les spectateurs impuissants, nous lisons une grandeur et l’encourageons secrètement, comme s’il était dépositaire de certaines de nos aspirations les plus cachées.

Jamais nous ne pensons au kamikaze comme à un résistant. De celui-ci, il lui manque l’engagement volontaire. Et ceux qui pensent au terroriste comme à un kamikaze ont tort pour la même raison.

La figure du kamikaze nous aide cependant à distinguer le résistant et le terroriste.

S’il peut tuer et risquer d’y laisser sa vie, le résistant économise les vies humaines puisque c’est au nom de leur égale dignité qu’il combat. Le terroriste prend en otage des vies humaines, non seulement parce qu’il en tue bien trop sans discrimination, mais parce qu’il installe la peur dans le coeur de tous les survivants, préalable à tous les asservissements.

La colère du résistant et celle du terroriste n’ont pas la même couleur. Pleine d’espoir, la première a pour mémoire la justice et la solidarité. La seconde se profile sur fond d’un cauchemar harcelant que rien ne parvient à dissiper.

Quant au kamikaze, il n’en éprouve pas. Peut-être le kamikaze par métaphore en éprouve-t-il : mais il ne sait pas la diriger. Il est le vestige d’une incompréhension dont il ne sait pas nous débarrasser mais pour laquelle il témoigne en brûlant solitairement.

 

   

 

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