Abécédaire

 
 Amitié n° 1
 
 


Gilbert Cabasso

11/10/2014

On peut la définir par le défaut qui la distingue de l’amour, s’étonner de ce qu’on « fasse l’amour » et pas l’amitié, comme si elle ne relevait pas d’une action, même si elle en conditionne ses formes les plus précieuses. De l’un à l’autre, de toi à moi, de l’intime conscience de ce qui différencie à l’exigence qui égalise, faisant fi des épreuves communes de la domination, l’amitié ouvre au jeu de relations dont l’amour pourrait être la figure fulgurante, éblouie, achevée, sans nous menacer des crises et des effondrements que traversent fatalement nos passions. Plurielle, elle tourne le dos aux emprises excluantes, exclusives. A défaut, la voilà possessive et vouée aux insatisfactions et aux poisons du ressentiment.

Elle prétend fonder la perspective d’une véritable sagesse et dessiner l’horizon de relations inégalées, respectueuses et justes, le modèle d’une communauté heureuse. Mais on dit qu’avoir trop d’amis, c’est n’avoir pas d’amis : sagesse et mesure des Anciens qui, par avance, condamnent Facebook à réviser à la baisse ses ambitions. Nul ne saurait donc être « l’ami du genre humain » ni souhaiter l’être envers tous comme on l’est envers ses amis. Et comment nier que nous ayons, dans nos relations privées ou publiques, des ennemis à combattre ? « S’entrebienfaire », comme dit Montaigne, suppose choix et consonance. Par le privilège rare et la grâce de nos rencontres, c’est le chemin vers nous-mêmes qui nous est ouvert. S’entretenir avec ses amis, entretenir ses amitiés, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’entendre soi-même, d’abattre l’enceinte qui nous sépare et nous isole ? Répondre à l’appel de l’ami, condition pour être, écrit Hölderlin, « à l’unisson de soi-même ». C’est assez dire que l’amitié ne nous fait courir le risque ni d’une perte de soi, ni d’une perte de temps.