Abécédaire

 
 Antiquité n° 1
 
 


François Cornilliat

18/10/2014

 Le temps joue des tours aux mots qui prétendent se servir de lui. Ainsi d’« antiquité », qui signifie d’abord l’ancien, ou plutôt le très ancien – vu depuis un présent qui, plus ou moins abusivement, s’inscrit dans sa continuité, y repère une origine et un héritage, tout en le donnant aussi pour hors d’atteinte, sinon pour révolu. L’antiquité appelle la surenchère : toujours plus « haut » dans la nuit des temps se cherche le mystère dont l’actuel est issu, et dont des bribes se révèlent à qui prend la peine de les découvrir. C’était déjà le cas en latin : « ab ultima antiquitate » viennent des faits curieux, des récits légendaires, un amas de vestiges et de traces qu’il convient de recueillir, de compiler, d’interpréter. L’« antiquitas » ne nous a pas attendus : pour un Varron, « diligentissimus investigator antiquitatis » selon Cicéron, elle se prospecte, se visite et se collectionne, avec autant de zèle que l’« antiquité » qui lui succédera ; déjà le mot se met au pluriel, pour désigner les objets (factuels, textuels, matériels) qui fascinent et relancent l'enquête ; et déjà il se trouve des modernes pour dénoncer comme une manie d'« antiquaires » ce culte de l'ancien.

À la Renaissance, en France comme ailleurs, il s’agira de même de remonter le plus haut possible… pour établir, par exemple, que l’antiquité gauloise est plus « antique » encore que la grecque ou la romaine (qui lui doivent tout) : comme les preuves de cette priorité sont assez minces, des faussaires se chargeront de les épaissir. Cependant ils sont vite dénoncés, car le savoir même qui les suscite se retourne contre eux : l’abîme du temps se referme sur une origine décidément trop incertaine, qu'une jalousie d'un autre ordre tentait d’« illustrer » par rétrospection ; et c’est une nouvelle « antiquité », la seule, la vraie (elle aura bientôt sa majuscule), qui prend sa place et son rôle pour désigner, en premier lieu, une totalité précise et close : l’ensemble de la civilisation gréco-latine, de la guerre de Troie à la chute de Rome. Alors la généalogie devient complexe, retorse, conflictuelle ; les héritiers devenus indirects, en qui l’admiration combat le dépit, se pensent comme des rivaux ; l’antiquité dont ils s’obsèdent figure un temps fermé, terminé par une catastrophe, séparé par un gouffre d'ignorance du présent qui ne le fait « renaître » que par équivoque, non sans ambition de le surpasser, ni conscience latente, bientôt croissante, de l'anachronisme : surenchère toujours, mais déployée cette fois dans l’avenir.

De ce double sens, le second bloquant et détournant l’impulsion dont le premier reste porteur, nous sommes à notre tour les héritiers à la fois lointains et contradictoires, ballottés entre différents « retours » : l’imitation plus ou moins inventive d’un modèle culturel constitué et la collecte plus ou moins intéressée des débris aléatoires du très ancien se partagent les rôles, non sans effets de miroir ni contaminations réciproques entre le classique et l'archaïque. Malgré bien des aménagements, l’étiquette reste très efficace, qui non seulement éloigne, mais sépare de nous une Antiquité à majuscule: du nom comme de la coupure nous avons encore l’usage. Mais en quoi consiste, où tend, que signifie pour nous cet usage, c’est ce que le mot lui-même, avec ou sans majuscule, ne nous dit plus.