Abécédaire

 

 
Mort
 
 

Adrien Chassain

02/03/2019

 

 

Je ne vais pas m’amuser à définir la mort. Je veux dire, je vais essayer mais cela ne va pas m’amuser : parce que le sujet est grave, parce que pour cette raison il est rebattu et que, paradoxalement ou pour cette raison encore, devant lui mon esprit fléchit : s’assoupit, feignante, musarde d’un mouvement qui si j’ai bien compris pourrait procéder de ce que Freud, justement, appelle pulsion de mort : besoin d’un retour au calme des choses, à la tranquillité inorganique, difficile à imaginer tout à fait mais après tout on peut comprendre ça.

Définir la mort. Mais n’est-ce pas elle, plutôt, qui nous définit ? Sûr que la mort nous borne et borde, nous découpe dans les grands draps du monde, faisant de nous des êtres finis ce qui est dire singuliers. Cela même est fragile, variable. Au retentissement, au souffle que fait une mort dans l’histoire et dans les mémoires, se mesurent la valeur, la reconnaissance et même simplement la connaissance de la vie. À ce titre, c’est peu dire que nous sommes inégaux et inégales en la mort comme dans la vie, souvent à proportion mais pas toujours. Enfant j’étais ahuri que l’assassinat d’un archiduc puisse aboutir aux massacres industriels d’une guerre mondiale. Je le reste aujourd’hui, ou plutôt je le voudrais, car je suis depuis familiarisé avec cette théorie du chaos, avec ces mouvements si contradictoires et réversibles de (dé)politisation de la mort, où s’exacerbent, se subliment, s’humilient les solidarités et les fractures entre vivants. Jusqu’à parfois en éprouver une sorte d’anesthésie qui me laisse pantois, quand j’y pense. Familiarisé aussi avec les fictions, les nouvelles et récits en tous genres : tant de morts de papier, d’écran, tant de morts racontées qui oscillent, elles aussi, entre le littéral et le figuré, le sacré et le profane, l’intime et le politique, l’anonyme et le pompeux, autant de morts où les vivants projettent, anticipent, ironisent, dépaysent leur mort dans la vie.

Dans la langue, mort a un sens – « cessation de la vie » – mais, à partir de là, quantité de déclinaisons métonymiques, métaphoriques où franchement l’on se perd. Les choses elles aussi meurent, et par là s’animent in extremis : une chaise, un stylo peuvent mourir, un frigidaire, un téléphone ou un ordinateur aussi, et peut-être encore plus (ces machines n’ont-elles pas comme nous besoin d’air, n’ont-elles pas une espèce d’espérance de vie et parfois même une sorte d’intelligence ?). Quant aux vivants, ils peuvent aussi finir comme des choses, par éclatement sans éclat, lorsque l’on dit qu’ils crèvent. Au reste, on ne meurt sans doute qu’une fois littéralement, mais figurément tous les jours, dans tous les sens : tel ou telle meurt d’angoisse, de jalousie, de peur ou de trac, tel ou telle de rire et de plaisir. Bizarrement, quand on meurt de chagrin ou de tristesse, c’est souvent que l’on meurt vraiment. En revanche, il me semble que l’on meurt beaucoup moins de colère ou de joie ou de soulagement, allez savoir pourquoi. Parfois, ne meurt de/en nous qu’un espoir, un amour, un souvenir… là c’est un peu entre la chose et la personne.

La mort a un sens, des sens, mais a-t-elle du sens ? Là-dessus, on n’est certainement pas d’accord, mais les positions sont à peu près connues. Pour certains la mort est passage, transition vers autre chose, pour d’autres elle est un point de butée et c’est tout. Pour certains (pas forcément les mêmes), il faut y penser le plus et le mieux possible, pour d’autres il faut s’en distraire parce que rien à y faire, et qu’il y a plus important. Comme l’a dit Montaigne (après avoir un temps pensé le contraire), la mort n’est alors pas le but de la vie, simplement le bout. Quoi qu’on en fasse, la mort a ceci de paradoxal et de scandaleux qu’elle est une fatalité qui d’abord nous échappe. Une nécessité qui précède, détermine, voue, mais qui ne se découvre qu’en chemin, s’apprend comme une nouvelle. Je ne me rappelle pas du moment où j’ai appris que l’on mourait, mais je me souviens de ce moment pour ma sœur.

Au début du mois de septembre, je me suis proposé pour écrire cette définition de la mort – choix dont je me suis un peu tiré les cheveux depuis, et dont je peine à retrouver les premières raisons. En octobre, j’ai perdu mon grand-père. Dans les mêmes mois, l’une de mes grand-mères est tombée très malade. Allant la visiter, pensant à elle, il arrivait que je pense aussi à cette commande due pour février. Je me disais qu’au moment où j’écrirais ce petit texte, un second deuil serait là, et il en est bien allé ainsi. D’une telle tresse entre ces deux anticipations, j’éprouvais une gêne honteuse, tout en me disant que ce texte à venir en porterait sans doute la trace : aucun gain de connaissance, aucun savoir, aucune réparation à espérer ici, mais la conscience confuse qu’entre catastrophes pressenties et choses à faire, puissances d’agir et de prévoir, se jouait quelque chose qui m’engageait et en même temps, à la mesure incertaine et pourtant finie de ma propre existence, me dépassait infiniment.