Abécédaire

 

 
Gravité n°2
 
 


Helene Merlin-Kajman

2/02/2019

 

 

— La gravité ? L’éléphant…

(J’ai compris : il me cherche).

— L’éléphant ?

— Mais oui : un éléphant, ça marche avec gravité.

— Vous voulez dire qu’il marche pesamment ?

— C’est pareil, ma chère !

(Si je m’énerve, c’est fichu. Je reste grave – et zen).

— D’accord, dis-je avec amabilité, la gravité a affaire à la pesée, vous avez raison. Parce que, voyez-vous, certaines choses ont un type de poids auquel il convient de s’accorder. Et je pense qu’une personne qui ne connaîtrait rien de la gravité ne serait pas vraiment capable d’accueillir quoi que ce soit...

Mon interlocuteur fait la grimace.

— Votre façon de définir gravement la gravité m’ennuie déjà !

— C’est vous qui êtes grave. Vous ratez les nuances.

Visage radieusement moqueur.

— Les nuances de la gravité ? Mais si, je les connais très bien, vous allez voir ! La gravité accompagne la dignité, les cérémonies officielles, les religions, la majesté, la déférence, les drames, les prophéties apocalyptiques, les sentences, les semonces, les sanctions, le chagrin, l’interdit...

— Nous y voilà, dis-je en restant zen et aimable. Vous confondez la gravité avec l’esprit de sérieux. Mais la gravité n’exclut pas la joie. Quand rien ne pèse sur ma poitrine, je me sens joyeuse, croyez-moi. La légèreté aussi est affaire de pesée – comme l’humour, qui pèse la faille et qui l’inclut. L’humour permet de se détacher d’une situation grave sans la dénier : c’est une caresse légère, souvent mélancolique, mais toujours joyeuse... On reste en contact avec le déchirement, mais cela n’empêche pas de rire...

— Pirouettes et paradoxes ! La gravité est intimidation, soumission, dévotion ; le vrai rire, lui, est franc, subversif – regardez Gavroche et son insouciance ! Le héros, c’est lui !

— Les hommes du Ku-Klux-Klan riaient aussi quand ils regardaient les corps des noirs suppliciés, et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Quant à l’insouciance, je n’en fais pas une valeur, même si j’adore en connaître l’état.

— Vous êtes une rabat-joie ! Vous devez vous lever tous les jours avec une tête d’enterrement !

— Pas du tout, désolée de vous décevoir. Mais je n’aimerais pas qu’à l’enterrement d’une personne chère quelqu’un fasse une autre tête que celle-là. Et puis, on dit que les clowns sont tristes : le saviez-vous ?

— Qu’est-ce-que vous voulez que ça me fasse s’ils me font rire ?

— Rien, je pensais que ça vous ferait réfléchir... Dites-moi encore : avez-vous regardé de très petits enfants tourner dans un manège sur leurs chevaux de bois ? vous ne les verrez jamais rire. Arrimés à leur monture, guettant à chaque tour le regard vigilant de l’adulte dont la place ne bouge pas plus que celle d’une étoile fixe (les étoiles, les regarde-t-on en riant ?), ils sont concentrés sur leur bonheur. Car il y a souvent de la gravité dans le plaisir extrême…

 

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