Abécédaire

 

 
Drapeau n°2
 
 

Pierre-Elie Pichot

12/01/2019

 

 

1. bleu

Comment concilier la brutalité nationaliste que nous récusons avec le plaisir que nous avons eu à parcourir, enfants, à la dernière page du dictionnaire, la fantastique ribambelle des drapeaux nationaux ?

Loin de nous la conclusion fataliste de Baudelaire : « Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, / L'univers est égal à son vaste appétit. / Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! / Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! »

Non, le jeu des drapeaux n'est pas un apprentissage de la brutalité, bien qu'il puisse l'impliquer quelquefois, par la bande (« le drapeau du Mozambique est-il le seul où figure un fusil ? » : la réponse est non).

Bien sûr, la guerre ne se fait que sous les drapeaux. C'est d'ailleurs au XVIe siècle que l'« enseigne » devient le « drapeau », de l'italien drapello, souvenir des guerres d'Italie. Pourtant les drapeaux nationaux ont encore quelque chose à « enseigner » aux enfants. Dans les écoles, ils illustrent quatre notions élémentaires : les couleurs, le symbolisme, le relativisme et l'anachronisme.

Autant de garde-fous qui devraient nous autoriser à nous situer, à l'occasion, prudemment mais sans fausse honte, sous un drapeau, et à donner un peu d'air à son interprétation. Ce bleu français, j'y vois, moi, un bleu de Chartres : et inversement, dans les douze étoiles, non pas des apôtres mais les douze membres originels de l'Union, du temps où son drapeau ne servait pas de gonfanon à la guerre financière.

2. blanc

Le drapeau est de couleur vive et éclatante : il cherche à se faire remarquer. Quel curieux pays aurait un drapeau gris, beige ou blanc ? Le drapeau blanc signale au contraire que l'on renonce à ses propres couleurs : couardise que je sais qui m'est quotidienne, mais que je crois le contraire, au fond, de la civilité.

3. rouge

« Makhnovtchina, Makhnovtchina, tes drapeaux sont noirs dans le vent ! / Ils sont noirs de notre peine, ils sont rouges de notre sang ! », chante l'Armée rouge. Dans la rue, les drapeaux en rouge et noir signalent des libertaires. Je les rejoins au plus vite : ma pleutrerie craint moins les grenades, les gaz et les nuits au poste que l'immense embarras d'être sous le drapeau des autres, où l'on se sent comme au repas d'une belle-famille.

La providence a fait que les drapeaux sont lourds et pénibles à lever de sorte que, lorsqu'ils sont de sortie, ils transitent de main en main. Je porte volontiers l'un de nos drapeaux, à condition de pouvoir passer le relais plus tard. Le drapeau des autres, tant qu'on ne vous force pas de le porter, il est inutile de le brûler rageusement.

Car le drapeau est aussi le signe, pour qui a la chance d'en avoir un (ou même, chance plus grande encore, d'en avoir plusieurs) qu'ici au moins votre parole sera considérée, de même que, exécrant du fond du cœur l'homosocialité masculine, je goûte pourtant, au milieu d'une conversation entre hommes, la rare impression que mon existence va de soi. Mais alors, que deviendra la foule des sans-drapeau, celle qui ne marche que sous l'écharpe d'Iris ? Rouvrons le dictionnaire depuis la première page : quand les couleurs viennent à manquer, il arrive que les mots remplacent les drapeaux.

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