Abécédaire

 

 
Fièvre n°3
 
 

Natacha Israël

12/01/2019

 

 

La fièvre, d’abord, est l’état morbide d’un corps dont la température interne s’élève au-dessus de 37°C à cause d’un phénomène inflammatoire. Si elle accroît les défenses du corps face à l’infection, elle peut déclencher des convulsions exigeant des soins immédiats. Mais cette fièvre littérale constitue alors opportunément la métaphore de nombreux fléaux.

Dans La Peste de Camus, la fièvre est l’allégorie des ravages du nazisme, de la flambée des totalitarismes, comme de la colonisation et, plus largement, de la folie et de l’absurde. Tarrou, le résistant, y succombe. Dans Le Temple de l’aube, Mishima oppose la fièvre où baigne le peuple indien à la froide raison des occidentaux. Pourtant, au contact des lépreux levant leurs mains sans doigts vers les cieux tourmentés de Bénarès, des mendiants dont les corps mêlés et tordus sont les lettres indéchiffrables d’une écriture inconnue, dans le bourdonnement de grosses mouches luisantes transportant pus et sang à travers l’air corrompu et constituant le trait d’union entre tous ceux qui rampent sur les rives du Gange, Honda, le juriste japonais, ne tombe pas malade ; il n’est pas infecté mais trouve, au contraire, une purification.

En sentant de plus près le pouvoir de la fièvre telle que l’envisagent ces deux écrivains, on doute soudain qu’il s’agisse d’une simple allégorie tant celle-ci s’incarne dans la chair en puissance putride, trop solide et trop souillée à la fois, dans les épaules qui s’affaissent, le regard qui vacille, la voix affaiblie de celui qui s’avoue vaincu et qui, pas chez Camus mais pas seulement chez Mishima, accède à une « répugnante sainteté ».

De Tarrou ou de Honda, on dira : « La fièvre l’a emporté ». Mais laquelle ? La lettre et l’esprit, le propre et le figuré, tout se confond en donnant aussi la fièvre au lecteur ou au spectateur. Il y a contagion physique. La passion, mortelle ou non, se répand « comme le feu dans l’herbe sèche », écrit Faulkner. Il faut alors se soigner comme on peut, chercher du secours et se rendre au chevet des autres patients ; on le doit à soi-même et à ceux qui nous aiment assez pour être, non des incendiaires, mais des baumes, ou de la rosée ; on le doit à Tarrou, contre Honda, ou à Honda contre son gré ; on le doit au vivant, à l’impératif de ne pas laisser la maison brûler ; on le doit à tout ce qui est bon pour la Terre et les corps terrestres, de la mer aux feux du soleil, de la nuit d’été au livre d’images harmonieusement composées, de la voix chaude qui pénètre sans violence au vent léger qui vient nous caresser. Ce qui signifie aussi : gare à l’hypothermie !