Abécédaire

 

 
Entame n°2
 
 


Hélène Merlin-Kajman

01/12/2018

 

 

Incroyable : de la même famille que tangere (toucher) et « contaminer », le mot provient d’intaminare, un verbe de bas-latin signifiant « souiller » ; il voulait dire « blessure » et même « défloration » en ancien français !

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Les dictionnaires modernes définissent entamer par « couper en incisant ». Mais entamer n’est pas entailler. Contrairement à l’entaille, l’entame n’est pas nette. Elle ne trace pas une ligne ni un dessin : elle altère, mais en commençant. Une entaille se referme, pas une entame : c’est une brèche. Adam, dit un manuscrit ancien, « entama la pomme défendue ». Entamée, la pomme l’est restée… Et voilà l’humanité qui débarque.

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L’entame aujourd’hui est vraiment plus modeste que ces entames radicales : elle désigne simplement[1] la première partie coupée d’un rôti ou d’un gâteau[2]. Certaines personnes l’affectionnent parce qu’elle est plus cuite et souvent plus épaisse que les parts suivantes. Est-ce pour cette raison que l’entame présente une nuance dépréciative ? N’est-ce pas plutôt que par elle, la forme, l’intégrité du tout se perdent ? Généralement, on n’offre pas l’entame à l’invité : on la met de côté, ou bien, discrètement, on se la sert à soi-même.

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Ces manières étranges et coutumières nous maintiennent en contact avec d’anciennes significations, d’anciens gestes.

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On entame un récit – mais il est sans entame.

Le verbe déborde le nom[3].

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L’essorillement, la langue coupée, l’émasculation, punitions infamantes dans le droit ancien ou dans les pratiques guerrières, ne constituent pas des entames du corps, mais des mutilations.

L’entame est un seuil, ou même son franchissement : elle ouvre. Elle signifie commencement et partage. Derrière l’attaque, elle annonce le risque qui devient amorce et même don. Derrière l’altération, celle de soi. Elle dit que le corps intègre n’existe pas. Et tant mieux si un certain sens, étroit, mâle, de l’honneur s’en trouve définitivement privé de son support imaginaire.

Qui se voudrait inentamable serait sans doute puissant, mais ne serait pas totalement humain (Horace et Curiace). Et certains états révèlent l’importance, pour chacun, de l’entame : la maternité – car le bébé, en entamant la mère, entame ainsi sa propre sa vie dans une sorte d’entame originaire ; la vieillesse – car la forme s’altère, les rides entament la peau...

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Ainsi la vie entame, et la vie entière est-elle même entame, ou succession d’entames, jusqu’à la dernière.

Jamais on ne l’entame seul à belles dents.

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Jamais peut-être on n’entame seul quoi que ce soit.

 

[1] On parle aussi d’« entame » à certains jeux de carte : et c’est alors la première carte jouée.

[2] Le cas du croûton de la baguette est un peu plus compliqué : car le croûton est déjà croûton avant qu’il ne soit cassé, il n’est pas seulement cette extrémité que l’on va rompre et manger, il est aussi cette partie toute en croûte que certains aiment tant. Si quelqu’un qui préfère la mie entame la baguette par son milieu, il ne mange pas son entame pour autant.

[3] Et de plus en plus : un chef de rédaction mort depuis longtemps avait coutume de reprendre ses jeunes confrères en leur disant : « on entame un saucisson, on n’entame pas une campagne électorale ».