Abécédaire

 

 
Drapeau
 
 


Augustin Leroy

01/12/2018

 

 

Je n’ai jamais eu la moindre tendresse pour les drapeaux. Certes, le drapeau appartient à la panoplie du héros, que celui-ci soit un individu, une foule, un peuple, une armée. D’une part, ses couleurs, hissées à bout de bras, manifestent l’engagement, la ténacité et le courage de ceux et celles qui risquent beaucoup, parfois la vie, simplement pour brandir un pan de tissu. D’autre part, ce bout d’étoffe bariolé arrimé à une hampe ou secoué à bout de bras signale le ralliement et symbolise l’espoir partagé d’une progression de l’Histoire.

Oui, hautement symbolique, le drapeau fonctionne comme une métonymie de l’unité d’un groupe (idéologique, territoriale) et de son histoire (signification des couleurs et des motifs qui ornent le tissu). A ce titre, un drapeau est lisible, il permet des opérations de différenciation et d’identification.

Mais précisément, la lisibilité du drapeau demande qu’on interroge les effets de cette lecture. Le drapeau est intégré à des discours et à des stratégies martelant le réel. Il y a un usage du drapeau et cet usage me déplait, parce que l’enthousiasme que provoque sa fonction symbolique dissimule mal l’horizon d’un carnage irréductible au symbole. Les fantômes se moquent des drapeaux. Ainsi, reprenant ce vers de Hugo tiré de La Fin de Satan, je ne trouve aucune joie, aucun élan à regarder l’avancée de « (…) chaque troupeau / Promenant son linceul qu’il appelle drapeau ».

En outre, un drapeau sorti me parait bien souvent brutal, obscène, incivil. Brutal, parce que la hampe dressée qui l’attache rejoue la verticalité du pouvoir qui unifie le divers sans prêter l’oreille à la division. Incivil, parce qu’il est violemment planté dans la terre sans égard ni pour la terre ni pour celles et ceux dont la vie précédait l’arrivée des drapeaux. Obscène, parce que son érection recouvre les plaintes et les deuils en niant, au nom de l’honneur, de la gloire et de l’héroïsme, les différends inévitables au sein de la cité divisée.

D’ailleurs, j’aime les drapeaux quand ils sont en berne, parce qu’ils ont alors de la pudeur.

En somme, l’Histoire m’a résolument fâché avec les drapeaux : comment concilier le discours de Lamartine en 1848 qui célèbre « le drapeau tricolore (qui) a fait le tour du monde » et l’histoire de la colonisation avec son lot de tortures, d’humiliations et de massacres ?

Toutefois, j’aime beaucoup le vent et les tissus. La parenté du linceul et du drapeau tient à la texture de ce dernier, et en cela, le drapeau est transformable. Un pan arraché peut faire office de mouchoir, celui qui sèche les pleurs, celui qui dit au revoir. Le mot même appelle, selon une fantaisie lexicologique, une mutation : drap / peau. En déchirant le mot, mon imagination s’éveille et fait voile vers un lit où les draps tremblent dans les plis du soir, sans hymne.

Le tissu possède les propriétés transitionnelles que le drapeau perd par son usage. Mouchoir blanc, voile, fichu, drap, le tissu est le fruit du tissage, il tient à la fois du geste de faire et de défaire. Par la métaphore (tissu social, tissu de la peau), le tissu symbolise le lien dans la possibilité de son interruption et de sa reprise. Comme le drapeau, il est une proposition de texture, de textualité, de lisibilité, mais sa signification est trouée, indéterminée, ouverte. Contrairement au drapeau, le tissu n’appelle pas la réunion d’une assemblée mythique derrière son porte-drapeau mais noue ensemble les accrocs et accompagne les rapports interrompus – sans jamais me dire comment te dire adieu. Dans ces conditions, le symbole et les effets de sa lisibilité me paraissent acceptables parce que fragiles, cousus tout contre l’intime possibilité de leur propre déchirure.