Abécédaire

 

 

Quartier n° 1 (fragments)




Sylvie Cadinot-Romerio

06/05/2017

 

 

 

Fait bien dans les discours officiels : l’employer au pluriel avec un possessif. Dire : « Nos quartiers » et ajouter par exemple : « ont du talent », surtout les plus « sensibles ». Appuyer toutefois sur « nos », même s’ils ne désignent jamais « le mien et le tien », mais toujours « les leurs ». Et en parler la voix vibrante pour bien montrer comme on s’y sent lié, et relié, aussi enclavés et relégués soient-ils. Enfin ne pas citer de noms (ils feraient peur, ils stigmatiseraient, etc.) : ce serait perdre le bel effet de flou du mot « quartiers » dans cet emploi : parties détachées de plusieurs touts, flottantes, ou touts déguisés en parties – combien préférable à « banlieues », elles presque toujours « à problèmes ».

Au mot « banlieues » qui traîne aujourd’hui derrière lui l’adjectif « patriotes » comme un boulet, « quartiers » reste assurément préférable, qui n’est chargé d’aucune puissance d’exclusion, qui porte même, muni de « nos », une promesse d’intégration, d’accueil, dans une grande communauté ouverte et chaleureuse – mais une totalité fantasmée, mais une appartenance de principe, qui occultent la réalité de la discrimination.

Ces mots ne disent pas le réel ; ils l’imaginent. Et pourquoi pas ? Ne pourrait-on pas voir en eux des vecteurs d’utopie plutôt que d’idéologie ?

La « non congruence avec la réalité », comme l’écrit Paul Ricœur[1], est le trait commun à ces deux formes d’« imagination sociale », qui différent dans la manière d’opérer leur écart, « constructrice » ou « destructrice ».

Or les discours où sont employés « nos quartiers » sont souvent prononcés pour lancer des projets, favoriser des initiatives, ou louer leur réussite. Mais que pèse tout cela devant la radicalité des rejets (économiques et sociaux) qui sont, quotidiennement, endurés ? Ces mots en deviennent, parfois, presque douloureux à entendre.

Il y a dans la distorsion que ces termes bénins impriment au réel quelque chose de pénible, qui n’est pas seulement dû à l’éblouissement momentané que cause leur éclat utopique, qui tient aussi à leur caractère un peu sidérant, littéralement parlant. Car quand on y songe, ils n’ont aucun sens.

Ces lieux plein de pans de mur qu’on aurait sans doute préférés en pierre, mais qui sont devenus si familiers qu’on est content de les revoir au bout du long trajet qu’on a dû faire pour rentrer chez soi, et pouvoir, enfin, accoudé à la balustrade, regarder les reflets des fenêtres d’en face, ces lieux donc, qu’on habite, que sont-ils ? Des quartiers, mais les quartiers d’aucune ville : ils forment une classe à part, où ils côtoient, non pas les quartiers pavillonnaires d’à côté, mais de lointains quartiers, qui sont ceux d’autres communes, à des centaines de kilomètres de là… Mais alors, s’ils ne sont que les éléments d’une catégorie conceptuellement construite, et non les parties d’un espace qu’on arpente, pourquoi les appeler des « quartiers », les priver d’unité, de cohésion, ce que leur laissaient les mots « cités » ou « grands ensembles » ?

Le pluriel de « mon quartier », c’est « les quartiers de ma ville », ce n’est pas « nos quartiers », qui en est, sémantiquement, la négation : on n’y retrouve plus rien de ce qui fait « mon quartier », plus aucune impression locale, et plus rien de ce qui l’environne. « Nos quartiers » est sans quartiers.

 

 

[1] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, « Leçon d’introduction », Editions du Seuil, 1997, pour la traduction française.