Abécédaire

 

 

Peuple n°1




Hélène Merlin-Kajman

15/04/2017

 

 

Peuple : mot dénué de référence selon Frege.

Mais il ne laisse pas froid.

 

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Si l’on a la fibre aristocratique (et toutes sortes de gens l’ont), le peuple évoque la sueur, le cambouis ou la terre, les gueux et les guenilles, les habits du dimanche, les mains gercées et caleuses, les ploucs et les bas bleus (voyez Bécassine), les rixes avinées, le monstre à cent têtes, la foule déchaînée trempant son mouchoir dans le sang de Ravaillac, les massacreurs de la Saint-Barthélemy, l’émeute qui gronde et les sans-culotte défilant avec des têtes au bout des piques (le fait est…)… Mais c’est aussi le peuple passif, la masse servile qui ne se lèvera pas avec les républicains une fois que Lorenzaccio aura assassiné le tyran…

Si l’on a la fibre philanthropique, ce sont les malheureux, les miséreux auxquels on se sent relié par une fibre humaine qui s’appelle pitié ou compassion : ils ont faim et froid, ils sont malades, lépreux, accidentés, ils souffrent et se sont peut-être endurcis mais ce n’est pas leur faute et la nature humaine est bonne, on organise le secours populaire, on prépare la soupe du même nom… Ne souriez pas. Le philanthrope est vite déçu et trop vite moralisateur, mais au moins il se sent relié…

Si l’on est nationaliste, le peuple, c’est la communauté du sol et du sang, le substrat de la nation, rarement révolutionnaire ou d’une manière haineuse qui fait froid dans le dos car le génocide n’est pas loin - le génocide, qui fait exister un peuple en l’exterminant.

Mais si l’on a la fibre révolutionnaire, le peuple, c’est celui de 1789 ou de l’Internationale, celui qui prononce la mort des rois, des tyrans, des dictateurs, celui qui meurt pour la liberté, qui s’unit contre l’exploitation et l’injustice, que la fraternité de ses membres définit dans l’utopie du partage et de l’émancipation. C’est celui d’un cri unanime, et qui rétrospectivement serre le cœur : « No pasarán ! » - « El pueblo unido jamás será vencido ! »

Et si l’on se sent sociologue en herbe, on sait bien, comme Frege, que le peuple n’existe pas. On cherche des classes sociales, des couches sociales, des catégories sociales, on distingue des entités, des collectivités, des communautés, des champs, des identités...

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Le peuple, c’est comme la vérité : chacun le sien. Le peuple est un imaginaire, un signe, un fantasme, un cauchemar ou un rêve, un drapeau, un étendard, un slogan, un espoir, un désespoir...

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Pourtant, il arrive que la théorie politique et les institutions lui donnent une signification et, de là, une réalité bien tangibles : la représentation ; l’égalité, la liberté ; la démocratie ; la souveraineté populaire, le suffrage universel – avec les femmes, depuis peu. Oui, les femmes, enfin comptées ! (A propos, où les plaçait-on jusque-là ? Elles étaient le peuple sous le peuple, engendraient la population…).

Ainsi venu à l’existence par des fictions juridico-politiques, le peuple peut en appeler au peuple : il manifeste, réclame sa part, s’organise pour lutter contre la violence des dominants qui inlassablement contournent les institutions, s’approprient les droits et les biens. Ce peuple-là se pense solidaire des autres peuples, d’où qu’ils viennent, pourvu que ce soit dans le respect de l’égalité et de la liberté de tous.

Il gagne ainsi le sens de son nom en cessant d’être plèbe, foule, masse, populace ou communauté de sang, et il s’étend au genre humain.

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Fragile construction : il convient, si l’on tient à elle, de veiller, car elle commence en soi-même, avec ses proches, dans toute association, au sein de n’importe quel conseil, de n’importe quelle assemblée…

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La définition du peuple que je préfère, outre celle que requiert et défend la démocratie, est celle qui le relie au verbe « peupler », à l’aléa du grand nombre (qui n’est pas la totalité), d’un territoire, d’une langue ou de plusieurs, d’un Etat parfois mais pas toujours, d’une histoire réelle et d’une histoire imaginée, d’une disparition.

Les peuples se mélangent et se séparent, se combattent et s’allient, se dénomment, se souviennent et s’oublient. A eux tous, qui sont instants décousus et continuités dynamiques, ils forment cette étrange espèce qu’on dit humaine - traits d’union et de déliaison entre la population mondiale et les individus.

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Chacun de nous peuple la terre.

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