Abécédaire

 

 

Histoire




François Cornilliat

04/02/2017





Ce qui se passe, ce qu’on en apprend, ce qu’on en transmet : dans le mot « histoire », depuis son origine grecque puis latine, se nouent l’idée d’enquête (voyage de l’esprit, parfois du corps, à la rencontre d’événements), celle de son objet (soit les événements ainsi rencontrés, situables dans le temps et dans l’espace), celle de son résultat – ces mêmes événements mis en ordre, entre un début et une fin ; donnés à comprendre et à retenir par un récit dont ils deviennent, par là, mal dissociables alors même qu’ils sont censés, par définition, l’avoir précédé. Ou encore, en simplifiant : l’idée de ce récit et celle du contenu ainsi observé, rapporté, attesté selon « son » déroulement, plus ou moins empreint de nécessité. Des choses se produisent, sont vues, étudiées, racontées, donc à nouveau « vues » (entendues, lues) comme s’étant produites, comme ayant été vues, remarquées, racontées (une première fois) : car le récit de telles choses en cache (et révèle) toujours un autre, ne serait-ce que celui qui, virtuellement indispensable, les suppose racontables.

De cette aptitude du mot à embrasser, dans l’équivoque, matière et forme, ce dont il s’agit dans une narration et l’acte même que constitue celle-ci, procèdent d’autres ambiguïtés qui font sa richesse, et sa traîtrise. Notamment :

- celle qui affecte l’extension d’un tel récit : dans notre langue par exemple, selon le Dictionnaire historique de la langue française, « histoire » renvoyait aux faits individuels formant la vie de quelqu’un, avant de s’élargir au collectif d’un peuple, d’une société, à l’humanité entière, à la nature, puis de se diviser à nouveaux frais au sein de tels ensembles – toute pratique ou activité finissant ainsi par acquérir « son » histoire ;

- celle qui affecte sa vérité : ces choses qu’on raconte comme s’étant produites, et qui semblent s’être produites, en tant qu’ensemble prélevé dans le réel, parce qu’on les raconte, peuvent aussi bien avoir été inventées de toutes pièces, à un moment x ou dans la nuit des temps ; et si même elles se sont produites, s’ensuit-il qu’a existé, autant qu’elles, la catégorie sous laquelle on les assemble et rapporte ?

 

Jumelles ennemies ou complices, l’histoire vraie et l’histoire fausse s’opposent dans ce qui les rapproche, s’étreignent par ce qui les oppose. L’intervention d’ordre éthique qui interroge le « réalisme » des catégories reste sensible à ce qu’elles ont d’inévitable : contester qu’une chose ait même existé n’empêche pas l’histoire suivante d’être aussi celle d’une chose, découpée à son tour par le récit qui s’en autorise. L’intervention d’ordre poétique qui formalise, comme le fit Aristote, une spécificité de l’histoire fictive ne liquide pas, loin s'en faut, la question de sa dette envers la vérité, narrative ou non. Et quiconque cherche, au nom d’un principe supérieur, à distinguer entre les techniques du récit constate aussi, non seulement leur proximité, mais leur réciproque fécondité – source de salubre ironie comme de complaisance éhontée. Si tout procédé d’attestation du vrai peut être imité par la fiction (pour le plaisir de ce détournement et celui du mensonge, mais aussi bien pour accéder à une vérité d’un autre ordre, qui passe par la fable au lieu de la récuser), tout procédé de repérage du faux peut de même servir aux récits que porte le souci du vrai, en leur apprenant à se méfier de ce qui, en eux, échappe au vérifiable. Ainsi notre « histoire », discipline constituée, ne cesse-t-elle de réfléchir (à) la façon dont elle se raconte, ni de se demander dans quelle mesure elle doit le faire ; ainsi notre « fiction », galaxie de genres établis, ne cesse-t-elle de trouver (puis, à différents degrés, de jouer avec) les moyens de s’incorporer une réalité déjà « historique », racontée ailleurs sous une autre forme et selon une autre visée. Toutes deux se souviennent, sinon d’une origine commune, du moins d’un passé d’indistinction (lui-même mythique, et enjeu de reconstitutions) ; toutes deux s’inquiètent, non sans attirance, d’un horizon (enjeu de prophéties, donc déjà racontable) qui menace de les confondre à nouveau. Nous vivons aujourd’hui un des moments de crise qu’égrène cette vieille… histoire ; entre (par exemple) journalistes dont les enquêtes se révèlent fictives et romanciers qui tiennent à révéler ce qui leur arrive ; entre conteurs que possède le besoin de coller au vivant ou d’invoquer une « histoire vraie » et leurs doubles revendiquant, a contrario, les droits de l’imagination la plus fantastique ; entre historiens comptables du passé, herméneutes ou idéologues lui assignant un sens, voire une fin, faussaires résolus à le nier, dirigeants avides de l’exploiter, opprimés sortant du silence pour le compléter ou le renverser – et sans doute aussi, en dernière analyse, entre « nous » et chacun d’entre nous comme dépositaire d’une histoire encore à dire (mais par qui, à qui, de quel droit, selon quelles lois ?) qui fasse partie de l’histoire totale mais lui ajoute sa véracité, inaliénable parce que vécue, par quelqu’un : soit le sens premier du mot dans notre langue (amplifié, démesurément, mais aussi fragmenté, indéfiniment, par la subjectivité moderne), lancé au secours, ou à l’assaut, de ceux qui ont suivi.

J’écris ces lignes au moment où les premières histoires de familles divisées, déchirées, de parents ou d’enfants retenus, renvoyés, tentent de dire dans l’immédiat, mieux que l’analyse politique ou juridique ne saurait le faire, la réalité humaine du « Muslim ban » décrété par Trump, ce président pour qui n’est vrai que ce qu’il se raconte à lui-même, dans un miroir médiatique, en en persuadant ses adorateurs. Sur les réseaux sociaux se multiplient les « stories », dont certaines disent la plus urgente vérité (des gens ont peur, ont mal, vont mourir, sont en train de mourir) et d’autres s’organisent (en ce qu’on appelle un « narrative ») pour l’anticiper ou simplement la nier, au nom d’un même vécu individuel qui écrase toute perspective, efface tout quantifiable, et n’authentifie le factuel d’un côté qu’en le dissolvant, de l’autre, dans l’acide du ressenti. C’est aussi avec des « stories » de victimes irréfutables que Trump a prétendu prouver, contre toute statistique, la criminalité des sans-papiers ; et que les médias vendent chaque jour l’émotion qui les fait vivre. Dans un tel paysage, explosé, décomposé, où tout est réputé se raconter, devoir l’être par chacun devant tous en fonction des attentes de chacun, il nous faut apprendre une fois de plus à distinguer non seulement les histoires vraies des histoires fausses, mais les exempla entre eux : à séparer les histoires vraies qu’on fait facilement mentir de celles qui corroborent, et que corrobore, plus lentement et difficilement, la vérité (construite, complexe, problématique) d’un plus vaste récit. Le tout sans oublier, n’en déplaise à l’empire du « storytelling », ce qui relève d’une vérité qui ne se raconte pas (ou de la dimension irracontable du vrai) : d’une expérience dont l’histoire et son irrésistible équivoque ne donnent pas le dernier mot.