Abécédaire

 

 

Don




Tiphaine Pocquet

10/12/2016

 

 

On donne des mots, des objets, de l’argent, sa parole, sa vie, l’envie, sa main. On donne, on se donne, on pardonne : devant tant d’occurrences, vient la tentation d’abandonner. Alors on abandonne, on livre au public cette définition avec scrupules et tremblements ; car donner c’est s’exposer, à l’autre, à vous et ce n’est pas peu dire. (Et comme les auteurs du XVIIe siècle dans leur dédicace, on implore bienveillance et clémence, on brûle un peu d’encens pour recevoir vos grâces).

On donne, on reçoit, on rend, cette triade nous est familière depuis l’Essai sur le don. Des kulas mélanésiennes à l’assurance sociale de l’Etat providence en passant par les potlatchs agonistiques, difficile de parler aujourd’hui du don sans rendre à Marcel Mauss son dû. Mais pourquoi rendre après tout ? La question est posée et la réponse a eu son lot de polémiques : il y aurait une force mystérieuse, un hau qui pousse à rendre selon Mauss. Un don n’est jamais chose inerte, il contient quelque chose du sujet : « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se doit – soi et son bien – aux autres ». Limite ultime entre le don et l’échange marchand.

« On se doit », c’est-à-dire qu’on forme société. Dans le don, on comprend que le lien finit par compter plus que le bien. Ceux qui refusent de donner, sont alors objet d’effroi et / ou de rire. Que l’on pense à l’Harpagon de Molière qui prête tout jusqu’au bonjour qu’il ne donne pas, et qui nourrit ses enfants de malédictions, ou au Dom Juan qui prend les femmes, l’argent et la parole sans jamais rien rendre. Tous deux « turcs », « barbares », « chiens » ou « diables », ils mettent à mal le collectif, en même temps qu’ils en révèlent la règle du jeu. Qui vit sans donner ne serait donc pas digne de vivre ?

On se doit mais jusqu’où ? À l’oubli de soi-même ? Quel est alors ce soi à l’œuvre dans la forme pronominale ? Dans les tribus amérindiennes, la rivalité dans les dons peut mener à la destruction : on brûle ses possessions, ses bateaux, on s’embrase. C’est le fameux potlatch. Inquiétude toujours dans le don sans mesure, sans reste de quant à soi : va-t-on se perdre ? Inquiétude ou aspiration ? On pense au don de soi chez certains mystiques, pour faire toute place à Dieu. Le don sans mesure qui est la « mesure de l’amour ». Et cette question de l’origine toujours présente, car avant tout don, il y a ce don premier, vital : nous sommes là et tentons de nous recevoir cahin-caha.

Puisque société, tribu, religion nous y appellent, alors on donne, toujours avec un brin de mauvaise conscience, car il n’y a peut-être pas de don gratuit, ou seulement s’il est inaperçu du donateur et du donataire : donner en oubliant que l’on donne, à qui l’on donne pour ne pas même avoir la satisfaction d’être celui qui a donné. Qu’il est difficile de donner avec désintéressement ! On avait raison de se méfier au début de cette définition.

Pour nous reposer un peu, goûtons ce soleil qui se donne aux bons comme aux méchants et vient caresser notre nez ; on pense aux vers de Théophile de Viau dans l’« Ode au Marquis de Buckingham » : « Les zéphyrs se donnent aux flots, / Les flots se donnent à la lune, / Les navires aux matelots, / Les matelots à la Fortune. » Et si tout donne en l’univers, vous prendrez bien ces quelques vers.

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