Abécédaire

 

 

Dialectique n°2




Gérald Sfez

26/11/2016

 

 

Dialectique est un art de la discussion qui épouse la logique du réel. L’art du dialogue qui obéit à deux promesses : consentir à l’éventualité d’être mis dans son tort, aller jusqu’au bout d’un échange de raisons, que celui-ci conduise à une résolution ou à une aporie : ne pas se défiler, c’est la règle. Il n’empêche : dès le premier jour, le sophiste et le philosophe se rencontrent sur la place de la parole et dialoguent. Très vite : tu te défiles ! — Non, c’est toi ! (Les enfants font toujours ça). Tu te défiles, dit le philosophe, devant la contrainte de la vérité. Tu te défiles (c’est un des sens de l’expression « tu ironises »), dit le sophiste, de ton implication de sujet, de ton point de vue, de vie : tu fais mine de croire que les choses parlent d’elles-mêmes, tu es un enfant ! Et, dès le premier jour, le philosophe vole au secours de la dialectique pour l’arracher à son homonyme, la sophistique, tant leurs deux ombres se ressemblent !

Il faut sauver la dialectique, faire crédit à la possibilité de parler d’un réel et à l’idée que le réel a sa logique immanente. Il n’est pas de dialecticien sans une foi en la raison, et qui la dissimule derrière la raison. Mais qui est-il ? « Le dialecticien est celui qui a la vision d’ensemble, le non-dialecticien celui qui ne l’a pas [1]». Il a une vision panoramique du tout et son dialogue est une contemplation. Mais, en même temps, Platon le voit très humble et très pratique : à la cuisine, car sa pratique est analogue à l’art de savoir découper un poulet, « c’est d’être capable de fendre l’essence unique en deux selon les espèces, en suivant les articulations naturelles et en tâchant de ne rompre aucune partie, comme ferait un cuisinier maladroit [2] ». La contemplation, c’était la vue synthétique, l’action, c’est le toucher analytique.

« Toutes les sciences communiquent entre elles par des principes communs, la dialectique est la connaissance de ces principes » (Aristote). Si on veut l’arracher au sophiste qui en fait une logique de l’apparence, et qui ne dit rien (puisqu’il dit une chose et son contraire), il faut la concevoir « science des “communs” », des différentes acceptions de l’être, les genres ou catégories, qui en sont les aspects, sauf que l’être en tant qu’être est lui-même un aspect. L’être pur est un mot vide. Vous êtes rassurés ? À ceci près que les principes communs sont incommensurables entre eux, qu’il n’y a pas de métabasis, qu’on ne peut pas passer d’un genre à l’autre, c’est une différence d’ordre. « Différentes par le genre se disent des choses qui sont irréductibles les unes aux autres ou ne peuvent rentrer dans une même chose [3] ». La contrariété est maximale : l’incommensurable. Elle n’est pas une alternative. Le dialecticien est celui qui dit : il y a de la commune mesure pour autant qu’il y a de l’incommensurable ! Avec les catégories, il y a le principe. La dialectique repose sur le principe de non-contradiction. Sa preuve, c’est qu’il se dérobe à la prise, qu’on ne peut le réfuter sans y souscrire. On l’a toujours déjà. Il est vrai, indémontrable.

« Le vrai, c’est le tout » (Hegel). Mais il faut endurer sa persévérance dans le temps, l’être-là du concept. Le dialectique, c’est le passage d’un élément dans son contraire, le douloureux travail du négatif, car le négatif porte lui-même les moyens de son propre dépassement, le positif spéculatif. C’est la contradiction qui nous porte : le poison était le remède, le processus. C’était inespéré : elle conserve en niant. Elle sauve du périr. Le fruit réfute la fleur et en est l’accomplissement, les enfants sont la mort des parents. Rien ne pourra jamais effacer que ce qui a eu lieu ait eu lieu : c’est la trace toute vide de l’éternel, son gage et son viatique. Il y a dans le fini qui passe un infini qui ne passe pas : énigme de ce qui, à la fois, en reste là et transite avec le fini, ne le laisse pas tout seul.

Il n’y a pas de même dans l’autre ! « La dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité[4]. » Il n’y a pas de Tout. « Le totum, c’est le totem [5] ». Le négatif ne veut pas passer, il enraye la conversion du négatif en positif, l’alchimie au sommet, il s’enraye lui-même, reste sur le pas, s’obstine. « Il appartient à la détermination d’une dialectique négative de ne pas se reposer en elle-même comme si elle était totale ; c’est là sa figure d’espérance[6] ». La dialectique sans surpasse, sans relève. La dialectique acéphale, qu’est-ce que ça change ? Mais, il faut sauver la dialectique ! La précision dialectique est de consentir au non-tout, de porter le dialectique dans un réel partiel, disséminé, éclaté, de vivre en tension de sa propre contrariété intime. Le réel demeure opaque au concept, résistant ; ce qu’il y a, ce sont des alvéoles de dialectique, on les appelle des modèles. La dialectique apprend à vivre le mouvement contrarié, l’immatériau.

Scott Fitzgerald, en pleine tempête de fêlure, pas philosophe pour un sou, mais ignorant sublime : « La marque d’une intelligence de premier plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer [7] ».

Que reste-t-il de nos amours dialectiques ? Ni le crédit envers le tout ni celui envers le contradictoire (contre ou pour), ni le pari d’un résultat. Mais, le commun et l’incommensurable, et l’un n’est pas sans l’autre ! Évidence de l’amour : « Nous savons que nous ne rêvons point [8]». Nous inespérons ensemble.

La dialectique : une longue histoire, ancestrale, prometteuse, une légende déjà, et une utopie encore !.. Ses mouvements ne sont pas les moments logiques d’un même devenir, les brisants d’une même histoire. Pour cette raison même – la mobilité –, cette histoire ne peut être dite finie.



[1] Platon, La République, VII, 537, OC, Pléiade, vol 2, Paris, 1950, p. 1133.

[2] Platon, Phèdre, 264, OC, Pléiade, vol II, Paris, 1969., p. 62.

[3] Aristote, Métaphysique, livre delta, 28, 1024b10, Paris, Vrin, 1967.

[4] Th. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2007, p. 14.

[5] Th. Adorno, Dialectique négative, op.cit., p. 457.

[6]Th. Adorno, Dialectique négative, op.cit., p. 316.

[7] F.S. Fitzgerald, La Fêlure, Paris, 1981, p. 476.

[8] B. Pascal, Pensées, fr.110, ed. Lafuma Paris, Points Seuil,1962

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