Abécédaire

 

 

Chacal




Brice Tabeling

29/10/2016


 

« Chacal » est un mot de cinéma. Ce ne sont pas les deux films comprenant le terme dans leur titre, l’un remake de l’autre (Le Jour du Chacal, 1973, un thriller politique que j’avais bien aimé, avec Michel Lonsdale et Edward Fox et Le Chacal, 1997, une catastrophe, avec Bruce Willis et Richard Gere) qui invitent à une telle qualification. D’ailleurs, si je devais préciser le genre, ce serait à coup sûr le western et non pas le thriller auquel j’associerais « chacal ».

Non, c’est la sonorité claquante du mot, sa hargne abandonnée qui me font penser à des scènes de film. Une fureur de théâtre donnée en gros plan par son organisation phonétique : prise d’élan sur la première syllabe, avec tout ce qu’elle fait entendre de mépris contenu, et déflagration sur la deuxième, qu’étend et prolonge la consonne finale. C’est l’insulte crachée par le desperado mal rasé et rougi par le soleil que le héros (John Wayne, Henry Fonda, Clint Eastwood) vient de virer du saloon. C’est le bruit même d’un revolver dont la détonation résonne dans le canyon.

Ou peut-être est-ce un mot de bande dessinée ? En anglais, « chacal » ne donne pas grand-chose (« Jackal », la fricative initiale faisant glisser le mot plutôt que de le retenir) et je sais que les insultes chez John Ford, Samuel Peckinpah ou Sergio Leone sont, en général, peu métaphoriques. Blueberry et Lucky Luke ont repris avec passion l’imaginaire cinématographique américain mais ont dû en adapter le vocabulaire à leur public de jeunes lecteurs européens : nul son of a bitch dans les albums de mon enfance ; mes héros se donnaient du « foie jaune », du « serpent à sonnettes » et donc, parfois, du « chacal » (en général « puant »). De là viendrait mon « chacal » de western ?

Oh, je ne sais pas. Si je creuse un peu ma compréhension de « chacal », je découvre bien vite que l’imaginaire dont je l’entoure est le résultat de migrations compliquées, des westerns à la bande dessinée, en passant par les contraintes éditoriales belges et mes propres approximations zoologiques. Ma définition manque de référent scientifique et de rigueur philologique. « Chacal » est à peine une rêverie que nourrissent contresens, défaillances de la mémoire et ignorances en tout genre.

Alors oui, d’accord, il n’y a pas de chacal en Amérique. Aucun cowboy n’a jamais croisé cet animal-là mais seulement un proche cousin, le coyote. Le chacal est africain et asiatique. C’est la tête d’Anubis, le dieu des morts égyptien. Pour plus de détails, consultez Wikipédia.

Je noterai simplement ceci : en 1690, le dictionnaire de Furetière semble à peine plus informé que moi. Il s’inspire principalement de la traduction d’un récit de voyage en Perse écrit par l’anglais Thomas Herbert. L’orthographe proposée est « Jachal », plutôt que « schakal », translittération pourtant plus proche du turc original et qui existe depuis 1655. Il mentionne la Perse mais pas l’Afrique, raconte des histoires fantastiques (« animal (…) qui perc[e] les murailles des maisons pour y entrer ») et évoque des hypothèses assez peu rationnelles (« ce sont des chiens qui dans un autre air changent leur première nature »). Il paraît assez clair que Furetière n’a jamais vu de chacal. Comme moi, il n’a rencontré le terme qu’à travers des histoires plus ou moins fantaisistes et à la suite d’opérations obscures de traduction. Sa définition est-elle pour autant fausse ?

Moi, au moins, j’ai croisé un coyote. C’était à l’aube, dans le désert de Joshua Tree, au sud-est de Los Angeles. Nous avions arrêté la voiture pour faire le point sur la route. Je fumais une cigarette quand le coyote est apparu. Jamais de ma vie un animal ne m’a autant ému : il était maigre, bringuebalant, l’air idiot et misérable. Son pelage était sale et indistinct. Il se tenait à trente mètres de moi, me regardant avec des yeux tristes mais curieux, ses grandes oreilles dressées. Pendant plusieurs minutes, un temps infini, nous sommes restés face à face parfaitement immobiles. Moi, j’étais fou d’amour : une joie immense, bondissante, me gonflait la poitrine. Je n’osais bouger. Il finit pourtant par se détourner et disparut d’un petit trot serein et maladroit entre les cactus. J’ai voulu lui courir après (abandonner voiture et amie, me perdre dans le désert, me faire coyote moi-même, ne plus vivre que de rongeurs et de charognes) mais j’ai simplement ravalé mon amertume et marmonné : « quel chacal… ».