Abécédaire

 

 
Timidité n°2
 
 


Brice Tabeling

25/06/2016



La timidité est-elle un trait de caractère ? Existe-t-il des timides ? On croit voir un(e) timide mais ce que l’on repère alors, c’est juste une situation qui, pour un sujet, rend la parole difficile ; celle-là qui devant nous se tait, ailleurs elle parle, peut-être fort, peut-être avec autorité. Il n’y aurait que des situations d’intimidation.

S’agit-il d’ailleurs vraiment d’une difficulté dans la parole ? Ce qui se retient peut être un geste (ma main sur ton épaule) ou, dans le discours le plus bavard, un signifié (que je t’aime), un signifiant (« je-t-aime ») ou tout ce qui voisine un certain référent (mon émoi, ma vérité). Il parle, il n’arrête pas de parler (de littérature, de politique, de lui) mais c’est pour mieux échapper à ce qu’il aimerait vraiment pouvoir partager (qu’il l’aime, qu’il est heureux ou qu’il est désespéré).

On dira que ce qui est intimidé dans la timidité, c’est ce qui arrive et qui, pour cette raison, n’arrivera pas. Il y a l’imminence d’une arrivée, d’une irruption et en même temps son impossibilité. Dans une situation d’intimidation, une chose est toujours sur le point d’arriver. Sur le point : c’est là le lieu de l’intimidé, c’est là qu’il loge. Sur le point, sur le seuil, sur le pas. « Tu as quelque chose à me dire ? » « Je… ».

La souffrance de l’intimidé(e) ne provient-elle de ce jeu contradictoire des forces ? L’élan d’un désir et la poussée inverse de son impossibilité ébaucheraient alors comme une ligne de front invisible, une frontière blanche contre laquelle le désir viendrait s’écraser. En ce sens, la timidité serait le dessin du bord extérieur du désir, un tracé à l’encre pâle (ou sympathique) fait de silences et de soupirs, de gestes interrompus, de tremblements et de rougeurs.

(La timidité, accessoire privilégié de l’érotomane et du pervers ? Ainsi Justine dont Sade ne cesse de relancer, même « après [l]es malheurs de Paris et ceux du château de Bressac », la « timidité »)

Pour l’intimidé(e), tout est seuil, épreuve, limite. Il vit dans un monde qui a perdu ses capacités de transition. Elle seule comprend vraiment ce qu’est un passage, lui seul sait à quel point l’instant du franchissement a une consistance sensible. De ce point de vue, peu importe que l’intimidé(e) ait franchi le pas ou qu’à l’inverse, il ait cédé à son impossibilité. Le propre de la timidité est de transformer l’espace en une série de frontières, de strier le monde des lignes de notre désir. L’obstacle aura-t-il été passé ? Il restera ces tracés intenses sur le sol, il restera le feu donné à ce qui arrive.

Quel est l’écrivain le plus timide ? J’aimerais croire que cela ne sera pas une figure du recul, de la prudence ou de la civilité mais, tout à l’inverse, celui qui a fait entendre dans chacun de ses vers l’audace, l’aventure, la joie ou la terreur, du « pas gagné » ; celui qui, de ses « semelles de vent », a chargé tous ses mots de la consistance du franchissement -- de ses couleurs, de sa brulure et de son sentiment.

« La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.

Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère. »

(Arthur Rimbaud, « Mauvais Sang », Une Saison en enfer)