Abécédaire

 

 
Projet
 
 


Adrien Chassain

23/04/2016

En matière de projet, notre époque connaît à la fois l’abondance et la rareté : ainsi observe-t-on souvent qu’à l’imaginaire progressiste moderne, à ses grands récits d’émancipation collective, s’est peu à peu substitué une sorte de piétinement confus et versatile, d’errance myope dans un présent indéfiniment critique : l’histoire s’éprouverait aujourd’hui comme une faille qui n’avance ni ne recule mais se déplace, et nous avec, diversement affectés au hasard de notre position sur la brèche. Lorsque tout de même on le considère, l’avenir commun s’avance sous le signe anxieux de la catastrophe : il se construit alors moins qu’il ne se préserve, s’anticipe plus qu’il ne se projette – s’il est vrai que du futur le projet supposerait une vision opératoire, envisageant celui-ci, au gré de fantasmes plus ou moins sérieux, rationnels et « réalistes », comme le produit d’actions délibérées.

D’un autre côté pourtant, il y a là à n’en pas douter un mot de notre temps, un mot de mode récente. Alors que « l’homme à projets » comptait parmi les personnages repoussoirs des physiologies du xixe siècle, on dirait bien que le projet – la capacité d’en avoir, d’en faire, d’en mener à bien, d’en changer, d’en proposer – est désormais porteur d’une valeur sociale non seulement positive mais centrale, régulatrice. Regardez la manière dont le travail s’organise : tant de choses s’y conçoivent, s’y financent, s’y réalisent à coups de projets… Figure cadre dans cette nouvelle donne, le « chef de projet » : il s’engage dans des missions restreintes et bouscule les hiérarchies instituées, nanti de compétences « transversales », il commande des équipes que réunit la seule occasion et qui se dispersent sitôt celle-ci passée. En somme, le projet désignerait ce qu’il reste d’avenir concerté dans notre « présentisme » contemporain : quelque chose de disséminé à faible portée, où gains, pertes et dettes se comptent et se règlent à brève échéance.

On comprend bien que ce mot de projet éveille les soupçons : à l’échelle du sujet, on lui reproche de sublimer la précarité actuelle des existences dans une éthique de l’activité, de la polyvalence, du changement et du « rebond » : tactique autant qu’éthique, donc, que cet imaginaire du projet, et bon conducteur de narcissisme et d’ambition personnelle. Cette critique est aussi la mienne : je la formule volontiers et sens bien qu’elle me concerne. Pourtant rien à faire, le mot et la chose retiennent ma sympathie, excitent quotidiennement ma curiosité. J’aime, par exemple, lorsqu’on en vient à me parler de ses projets : j’aime être associé comme observateur à ce moment fragile où les choses ne se présentent pas encore sous le jour du donné, réussi ou raté, mais de l’ébauche et du chantier, moment où le jugement n’a littéralement pas lieu d’être, où se donne en revanche à entendre la part de fantasme, de désir, d’ennui ou de résistance qui tour à tour lie un sujet à ce qu’il a, un jour, décidé de faire. Tout se passe comme si cette parole prospective me rendait témoin d’une sorte de promesse faite à soi-même par mon interlocuteur : insensiblement et comme en passant, il s’engage. On s’en doute, il y a là par ailleurs beaucoup à prendre et à apprendre, parfois aussi à donner : le projet, c’est le lieu de la méthode, des trucs partageables, des envies communicables ; il tient à la fois du tutoriel et du teaser.

Dans les Pensées, Pascal humilie notre espèce de trop se divertir dans la considération lointaine du futur, seule « fin » véritable pour elle à quoi passé et présent se trouvent subordonnés : « nous ne nous tenons jamais au présent ». Pour ma part, je préfère penser réciproquement que nos projets sont une certaine manière d’instrumentaliser le futur pour mieux investir, organiser, étendre le présent. Lorsqu’elle ne relève pas de la dépression nue (et même alors…), la procrastination, elle-même, ne permet-elle pas de ménager une place pour l’(in)action présente ? Elle me justifie de faire ceci que je fais maintenant et pas cette autre chose… ceci tenant souvent d’un ancien projet remis à plus tard. On le voit, s’il est parfois mangé d’avenir et virtualisé par nos fantasmes, le présent est aussi tramé d’élans, promesses, ajournements passés qu’il réoriente ou met en œuvre à sa façon : selon les désirs, les moyens du jour.