Abécédaire

 

 
Pouvoir n° 2
 
 


Mathias Ecoeur

16/04/2016

Définir – et comprendre – le pouvoir : de Machiavel à Bourdieu nombreux sont les habitus qui y ont poussé. La difficulté et, à la fois, la multiplicité de sa définition tiennent peut-être à quelques ambivalences constitutives. Est-ce le même « pouvoir » que l’on exerce et que l’on subit ? Cela n’est pas certain. Il s’agit aussi de distinguer le pouvoir d’un sujet, celui d’une institution (sans compter la tripartition politico-analytique des pouvoirs), pouvoir comme coercition ou pouvoir idéologique, pouvoir d’une langue qui vient contraindre la pensée, pouvoir qui de toutes parts suinte, barthésien pourrait-on dire, « pluriel, comme les démons » ou encore foucaldien – pouvoir-boomerang autorisé voire exercé par celui-là même qui le subit. Si l’on ajoute à cela une touche psychanalytique, le pouvoir redouble d’insaisissable et de prégnance ; car la part de ces démons qui semblent aux tréfonds du sujet comme au Sabbat doit peut-être être située – si l’on se fie au vocabulaire d’un certain exorciste – dans le Réel. Ce pouvoir-là, c’est – imaginons-le parler, cet exorciste – le pouvoir en tant qu’il ne s’atteint pas. Et Barthes – ou plus sûrement R. B. – reprendrait : le pouvoir, on le sait, c’est précisément l’Impossible.

Ces réponses toutefois substituent à la définition du pouvoir la désignation de son lieu. Inatteignable ou Impossible, c’est de biais que le pouvoir au moins s’approche : la tentative de définition paraît bien mal venue. Encore pourrait-on emprunter là aussi une traverse et suivre une voie apophatique – non en égrenant le chapelet, negatio negationis, de ce qu’il n’est pas, mais en affirmant au contraire ses plus insidieux états, ces frippes dont il se pare parfois : ce avec quoi on le confond (et encore : de bonne foi ! le plus souvent). Insistons. Non ce qu’il imprègne mais ce avec quoi on le confond, ce pouvoir dont on pourrait dire : rien de plus intime que lui.

La liste de ces confusions ne saurait être exhaustive. L’exercice de son panachage, que chacun pourrait tenter, aurait néanmoins deux mérites certains : celui de faire ré-émerger en la plupart des sujets des souvenirs expérientiels dès lors éclairés d’un jour nouveau ; celui, condition du précédent, de ne pas y mêler la volonté, comme le faisait Nietzsche avec sa Verlangen nach Macht dans une optique qui exclut précisément ce que nous visons : le pouvoir comme cet intime qui glisse entre les mailles de la volonté.

On trouverait sans doute parmi ces frusques, avec ou sans surprise, dans nos abîmes inconscients : l’altruisme, l’amour, le désir, l’empathie, mais aussi le savoir en tant qu’on sait (ou qu’on croit) que l’on sait, l’expérience en tant que l’on sait (ou que l’on croit) qu’on l’a… En un mot : jouissance. En particulier jouissance de soi dans l’indéfinition tremblotante entre l’ego et de l’idéal du moi. Soit que la jouissance soit « réelle » auquel cas le pouvoir de l’obtenir terrifie autant qu’il flatte ; soit que celle-ci soit pure fiction élaborée pour se défendre d’un déplaisir (d’une impuissance) auquel cas c’est son mensonge qui angoisse.

De là à élaborer sommairement (et dans la jouissance d’une péremption feinte) une définition, il n’y a qu’un pas :

La part insaisissable du pouvoir, et qui pourrait peut-être le définir mieux que tout autre, c’est ce qui dans l’obscur de la jouissance fait peur.

Que l’on ne s’étonne pas que le pouvoir soit si souvent combattu par principe (et sans succès) lorsque même on ne sait ni où il est, ni ce qu’il veut ; affaire d’angle mort (et de survie).